Je n’ai jamais su choisir entre nomade et paysan. J’adore ma terre, j’adore voyager. J’adore la logique linéaire, j’adore vagabonder en esprit et transgresser. Je suis comme cette vieille pièce chinoise qui pour être ronde possède un carré évidé au milieu. Le carré est le champ de riz et symbolise le paysan et le tour de la pièce, le tour de la terre et représente le nomade [1]. Deux façons profondément différentes d’être au monde. Et vous, qu’êtes vous ? Davantage nomade ? Davantage paysan ? Pour moi, c’est une espèce de marque de fabrique, les deux sont intimement mêlés.
Et me voici au Tchad, tout jeune vétérinaire pour rendre visite à Olivier, un bon copain de promotion qui faisait son service militaire dans ce qu’on appelait alors la coopération à N’Djamena. Je l’ai regardé exécuter sa mission qui nous a emmené vers le Nord pour faire des prises de sang sur les Dromadaires sur les traces du Schouffar [2], un parasite sanguin, un trypanosome, qui affaiblissait cet animal. Ce fut ma première rencontre avec cet animal puissant, coléreux et pourtant là bas indispensable. Ce fut aussi ma première rencontre avec le hurlement tonitruant qui accompagne les saillies. Mais, ce fut aussi le moment de ma rencontre au marché de Massakory avec une dromadaire âgée d’à peine un an, pie [3] et aux yeux bleus, je suis tombé en extase devant sa beauté. J’avais assez d’argent pour l’acheter et je n’ai pourtant pas eu le culot de prendre avec elle le chemin du nord en traversant le désert, mais j’y ai fortement songé ce jour là [4]. Mais c’est surement son souvenir qui quelques années plus tard a participé au fait que nous avons eu des dromadaires à la ferme.
Ce jour là j’ai aussi eu mon premier véritable choc dans ce voyage. A midi, pour supporter les 42°C, nous nous étions assis à l’ombre de la voiture, le 4*4 qui nous avait porté jusque là. Nous mangions notre repas en discutant des événements de la matinée, du riz et des morceaux de poulet frits. Après avoir rongé mon os, ce qu’à l’époque je savais faire jusqu’au dernier petit morceau de chair, j’avisais de l’autre côté de la rue un chien famélique et tout naturellement, je lui ai lancé l’os décharné pensant lui donner ainsi son repas de la journée.
Mais comme l’os tournoyait dans les airs, se dirigeant vers le chien, je vis surgir plusieurs gamins de derrière une autre voiture dont un attrapa l’os des qu’il eu touché terre avant même que le chien ne puisse l’attraper. Aussitôt, il le croqua ...
Blast ... Ce geste de donner au chien qui me semblait si naturel tout à coup me sembla une grande méconnaissance des priorités.
Nous avons appelé les gamins pour leur donner des morceaux, ils ne sont pas venus, il est culturellement difficile de s’approcher du mâle blanc. Alors nous avons continué à lancer des os aux chiens cette fois avec beaucoup de viande autour et le scénario se reproduisit autant de fois que nous avons lancé un morceau ...
Aussi quand dans l’après midi nous avons repris la voiture pour rentrer à N’Djamena, il me restait un petit malaise indéfinissable qui pesait sur l’estomac. Nous n’en parlâmes pas trop, car à part le chauffeur [5], pour qui cela semblait un banal non événement, tout le monde dans la voiture devait ressentir le même mal être.
Pourtant, le hasard voulut que nous en mettions une deuxième couche.
Nous passions non loin d’un village au milieu de ce qui était une steppe semi-désertique, quand nous vîmes une troupe d’une dizaine de personnes venir vers nous en courant, en faisant de grands signes. Nul doute qu’ils voulaient nous dire quelque chose. Nous obliquâmes vers eux, les rejoignîmes. Et par traducteur interposé, ils nous expliquèrent qu’un jeune garçon était tombé d’un échafaudage en construisant une case et s’était fait très mal. Ils nous demandèrent si il y avait un docteur avec nous ... Il y avait bien deux vétérinaires ... Mais bon !
Nous acceptâmes d’aller voir le jeune garçon et constatâmes assez facilement qu’il avait les deux poignets brisés net. Nous avons alors proposé de le prendre et de l’emmener à l’hôpital. Il s’en suivit une grande et interminable discussion de laquelle il ressortit que c’était hors de question, les gens pensaient que s’il partait là bas, ils ne le reverraient jamais. Arguments à l’appui, dont nous ne pouvions juger la pertinence, où se mêlait iniquité des soins pour les villageois, possibilités d’enlèvements, etc ... Bref inutile de penser convaincre ni de penser trouver un médecin qui viendrait jusque là faire le travail nécessaire.
Mais que faire ? Ce que tout vétérinaire finit par savoir faire. Beaucoup de choses avec pas grand chose, après tout, une patte de veau brisée suite au vêlage et un poignet d’humain cassé étaient deux pathologies complètement similaires. Il trainait dans la voiture une petite palette de premier secours, avec bandage, pansements et aspirine ... Rien d’autre, médecine de brousse.
Bien sûr, il y avait une bouteille de whisky dans cette voiture, le seul anesthésique disponible. Aussi, nous avons fait boire le jeune homme pour qu’il ne se rende pas trop compte quand nous allions lui redresser les abouts fracturaires, et après ce geste, un véto par poignet et en même temps ...
Puis un morceau de bois en guise d’attelle avec pansement assez épais et rigide pour simuler un plâtre ... Et quelques comprimés d’aspirine. Et puis ... Rien d’autre. Jamais revu ce petit gars presque de mon âge pour savoir s’il avait pu se resservir de ses poignets comme il faut.
Que dire... L’impression d’avoir fait au mieux dans les conditions données et pourtant d’avoir survolé le problème médicalement et socialement tout en ayant largement dépassé nos prérogatives.
48h plus tard j’étais dans l’avion qui me ramenai en métropole. Et des le lendemain du retour au travail chez le vétérinaire de Ruelle qui m’employait alors et bien sûr de garde pour la nuit.
Deux heures du matin, le téléphone sonne :
– Allo docteur ... Mon petit chien ne peut pas dormir.
– (GRRR ... Et bien moi non plus maintenant ...).
Renseignements rapidement pris, le chien semble agité, mais c’est tout. J’en profite pour ne pas sortir de mon lit douillet inondé de rayons de lune, et, donner rendez-vous pour le lendemain pour approfondir la demande.
En milieu de matinée, la dame entre en consultation avec son petit yorkshire. Je m’assied sur la table avec lui, le prend dans mes bras, le regarde dans les yeux et les pensées fusent. Sans considération pour la propriétaire, un dialogue entre le chien et moi s’installe, qui a du durer un grand moment.
Le contraste entre ce que j’avais vécu 72h auparavant :
– les enfants qui courent après mes restes de poulet ;
– Le jeune homme avec les poignets cassés qui, pour toute équipe médicale, a du se contenter de deux jeunes vétérinaires sans beaucoup d’expérience.
Et cette demande finalement si peu médicale ...
Le contraste, le fossé me saute à la figure. Miséricorde, que nos préoccupations semblent futiles en comparaison. Pourtant pour cette femme, c’est le drame de la solitude qui se jouait à ce moment là...
Comment gérer cette dissonance entre la détresse physique si densément ressentie là bas et la détresse mentale qui semblait un mur pour cette dame ?
J’étais là à me dire que décidément nous ne vivions pas tous dans le même monde, que nos pays nantis se noyaient souvent dans un crachat et que j’allais gaiement participer à la fête. Mais que faire ? Sinon continuer à soulager sans juger, le faire là où j’étais. C’était tout ce qui m’était permis.
Il me fallut bien plus de 5 minutes pour revenir sur terre, dissiper le grand malaise qui venait de naître en moi et ré-endosser ma blouse blanche afin de pouvoir réaliser les gestes attendus et finir par proférer le discours qui seyait en une telle occasion.
Et je mis plusieurs jours à digérer cette déchirure entre deux mondes pour enfin me trouver là sans malaise.
Mais à chaque article de journal, chaque documentaire télévisé avisé, le cisaillement ressenti ce jour là refait surface. Nous ne vivons vraiment pas tous sur la même planète. En ce moment Gaza, l’est de l’ukraine, le yémen, les esclaves modernes, et tant d’autres me replongent dans ce moment de doute intense. Une chamelle, des os de poulets, des poignets cassés ... Un york, même pas malade qui ne dort pas la nuit et dérange sa propriétaire.
Faire du mieux que l’on peut, là où nous sommes, y travailler tous les jours ... La sagesse nous dit qu’il n’y a rien d’autre à faire tant la misère du monde est immense et arrive à flot même autour de nous et que toute peine aussi futile puisse t’elle paraître comparée à d’autres reste une peine et qu’il convient juste de lui tendre la main afin d’essayer d’écoper le puits sans fond des douleurs.