Octobre 1991. Petite pause café dans l’arrière salle du cabinet vétérinaire Bordelais où je travaillais comme vétérinaire mixte [1]. Je jette un œil aux annonces de la revue hebdomadaire de la profession et je tombe sur celle d’une école [2] qui propose un cours d’ostéopathie qui commencera dans trois mois.
Ça n’a fait qu’un tour dans ma tête. Pourtant, passage rapide par l’image du paternel souvent souffrant des lombaires et qui se faisait remettre avec bonheur les vertèbres par un ostéopathe de Bordeaux chez qui je l’avais une fois accompagné. Demi tour preste en pensant à notre éminent professeur qui nous avait expliqué en fumant sa pipe hautaine que tous ces rebouteux et magnétiseurs étaient tous des charlatans et qu’il n’y avait là rien d’intéressant à découvrir. Nouveau passage mental vers l’ostéopathe qui m’avait soigné recemment et duquel, après passage entre ses mains, j’étais sorti aussitôt soulagé et avec l’impression que bassin et jambes étaient en retard sur le tronc quand je marchais. Cela n’a pas duré, mais était assez ouf comme ressenti.
Nouvelle reculade à cause de toutes les diatribes entendues contre les médecines douces. Et finalement gros coup de pression car enfin, les rebouteux et autres magnétiseurs, nous suivaient ou nous précédaient dans les campagnes et je voyais bien qu’ils savaient faire des tas de choses auxquelles je ne comprenais rien.
Le dernier en date, quelques jours avant, avait juste touché une vache qui ne ruminait pas depuis trois jours malgré mes soins et elle s’était mise à ruminer, tube digestif relancé, en quelques minutes ... Merdouille on ne nous avait donc pas tout appris ? Alors, il fallait que je sache faire aussi : point de discussion ! Même si ce dernier bout de phrase énoncé péremptoirement mettra en fait des années à s’incarner dans ma tête et dans ma chair, ce fût ce coup de sang et d’orgueil qui me lança derechef dans la longue marche vers l’ostéopathie. Le même orgueil que celui du fils d’ouvrier à qui on avait dit qu’il n’arriverait pas à faire des études. Moteur peu glorieux sans doute, mais très bon moteur chez moi. Et sur le moment j’étais convaincu que ce cours d’ostéopathie serait ma voie de passage.
Bon, mais j’étais employé et soumis au bon désir de mes patrons pour pouvoir m’échapper et suivre les cours. Une ou deux tentatives de discussion s’étaient rapidement soldées par un non qui se voulait sans réplique. J’en étais là, à plus ou moins abandonner l’idée de pouvoir me lancer dans ces études, quand ...
Une nuit de garde, je sortis une fois à minuit, pour un prolapsus utérin [3] sur une vache. Une autre fois à Trois heures pour un autre prolapsus utérin et enfin à sept heures du matin : vous en reprendrez bien un petit dernier ! Et enfin, me voilà arrivant péniblement à neuf heures au bureau, mal rasé, pas douché, sentant cette odeur caractéristique du liquide amniotique et du sang que seuls les initiés peuvent apprécier à sa juste valeur ... Et me prenant un tampon parce que j’étais en retard pour la dure journée de prophylaxie qui m’attendait [4]. 200 vaches dans le marais de la gironde, de sauvages folles furieuses en général à ponctionner à la queue. Le tampon était de trop et le petit gars que j’étais, assez bosseur et conciliant d’habitude, n’a rien dit :
Il est rentré dans la salle de réunion/repos. Il a pris une chaise et l’a posée sur la table. Il a grimpé sur cette même table et s’est assis sur la chaise devant les yeux éberlués des associés vétos.
Ils ont douté de ma santé mentale sur le coup. Mais quand j’ai enfin daigné parler un quart d’heure plus tard, mes propos ont été clairs et sans appel. J’avais quatre conditions sine qua non :
– la prophylaxie du jour, c’est eux qui devaient la faire.
– Je voulais moins de garde à l’avenir.
– Il me fallait un meilleur salaire.
– Et je devais avoir la possibilité de suivre le cours d’ostéopathie à mes frais.
La "conversation" a duré deux heures où, chacun leur tour ils venaient m’expliquer que je n’étais pas raisonnable, que je devais aller faire ma journée de travail et que demain, calmés, nous pourrions envisager le reste. Mais je n’avais qu’une réponse à leur soumettre : si je descendais de cette table sans avoir obtenu entière satisfaction sur les quatre points je montai dans la voiture, rentrai prendre mes affaires et j’arrêtai de travailler sur le champ.
Merci à eux, ils ont fini par céder, ils devaient croire qu’ils avaient sacrément besoin de moi, parce que je n’avais pas pris de gants à ce moment là. Je ne sais pas comment ils ont vécu cette joute argumentaire, ni ce qu’il leur en reste, mais ce fut un des moments de ma vie ou je savais qu’il me fallait absolument être "chêne" et non pas roseau. Ils se sont donc partagés la prophylaxie de la journée, m’ont moins chargé en gardes, m’ont augmenté et j’ai pu m’inscrire au cours d’ostéopathie. Yesss ! [5]
Pourtant, la veille de partir suivre le cours dans la région parisienne, évidemment avec une journée très chargée et stressé, je rentrai d’une visite dans l’entre deux mers à plus de cinquante kilomètres de la base [6] et au moment où je passe à bonne allure le sommet du pont sur la Dordogne, à saint André de Cubzac, je découvre qu’à peine 200 mètres devant moi toutes les voitures sont arrêtées, sur toutes les files sur plus d’un kilomètre. Je freine comme un fou, la voiture devant moi en fait autant et, c’est ce qui nous a sauvé, le conducteur est rentré doucement dans la voiture de devant qui freinait aussi et moi dans la sienne donc à relativement faible vitesse. Personne n’a eu de mal. Ouf. Mais une voiture de véto est chargée dans le coffre de moultes outils et flacons divers. C’est ainsi que sont passées à travers le pare brise mes précieuses prises de sang que me voilà récupérant sur le goudron pour essayer de sauver les meubles ... Bref, comportement automatique, nul, que les pompiers arrivés sur les lieux n’arrivaient pas à interrompre. Qui plus est j’étais rouge sur le visage ... Et je n’arrivais pas à leur faire entendre que ce n’était pas du sang, mais un vermifuge à l’époque très connu, le Dovenix ND, qui était un liquide d’un beau rouge clair, dont la bouteille avait frappé le pare brise et m’avait éclaboussé. Bref, on y est arrivé. J’ai récupéré ma chienne antillaise, qui venait toujours en visite couchée sur le siège passager, dont les poils blancs sont restés rouge orange plusieurs semaines. Et nous avons accompagné au garage par camion la pauvre Renault 5 qui avait fini là sa carrière. Pas de séquelles ? Si, le coup du lapin, j’apprendrai plus tard que les ostéopathes parlent de Whiplash et avec un sérieux mal de cou qui ne m’empêcha pas de prendre ma voiture personnelle pour aller en cours le surlendemain. Têtu vous dis je.
Le cours commence à 14 heures, je suis assis au fond comme à mon habitude et là ... Je découvre. Je découvre un personnage complètement farfelu qui raconte des choses auxquelles je ne suis pas préparé. Il s’appelle Francis Lizon, il est vétérinaire et a appris l’ostéopathie humaine qu’il a transposée aux animaux. Mais je trouve ses propos complètement fumeux. Alors, quand vient en milieu d’après midi, l’heure de la pause café, je suis bien décidé. Je tâte les clés de la voiture dans ma poche et des que j’aurai fini deux tasses du précieux breuvage je partirai. Je me suis trompé, ce n’est pas pour moi et cela n’a ni queue ni tête.
Pourtant au milieu de la deuxième tasse Le Dr Lizon s’approche de moi et me dit :
– Tu as mal au cou.
– Gnagnagnagna ! Faut pas être grand clair pour le voir, me dis je en mon for intérieur.
– Puis je t’aider ? (d’une voix aimable)
– Si vous voulez ... (d’une voix de jeune morveux)
Et le voilà qui m’attrape le petit doigt me fait virevolter le bras. Ce sont mes mots, un ostéopathe aurait dit qu’il accomplissait un déroulé fascial. Au bout de même pas une minute, j’entends deux craquements dans mon cou qu’il n’a pas touché et ... Je n’ai plus mal, je peux tourner la tête facilement.
Merdre, merde ... Il dit des conneries, mais il sait faire de belles choses ... Et je veux savoir les faire ...
Alors, j’ai retouché mes clefs dans la poche pour leur dire de rester bien sages, que je ne partirai pas tout de suite. Je suis donc entré en cours avec la ferme intention de trier le bon grain de l’ivraie. Mais, j’ai par la suite constaté qu’il y avait surtout du bon grain.
Et au bout de toutes ces années, je me dis qu’il était heureux cet accident, et ce mal de cou, et inespérée cette démonstration de l’efficacité de l’ostéopathie sans laquelle ma vie eut été tout autre.
Et puis maintenant que je pratique, que j’enseigne, que c’est moi qui, au yeux de certains, tiens des propos fumeux, il se trouve que je sais bien reconnaître ces yeux incrédules de patients, d’élèves qui n’ont pas les concepts pour entendre ce que je peux expliquer. J’entends même parfois le grain de sable qui crisse dans les rouages de leur cerveau. Cela m’amuse parfois, car ce n’est qu’une étape pour ceux qui se donnent la peine de chambouler leurs certitudes intellectuelles.
Cela m’agace aussi très souvent je l’avoue quand je voie bien qu’ils ne font pas l’effort de chercher à comprendre, quand ils ont peur de bousculer leur formatage. Cela me hérisse quand ils transforment cette peur en colère.
Mais pour ma part, qu’est ce que je suis reconnaissant envers moi même d’avoir fini par accepter de mettre le pied à l’étrier ! L’exercice ostéopathique est absolument fascinant et je ne comprends toujours pas pourquoi il rebute mes collègues à ce point. Pourtant, la clinique le plébiscite chaque jour, la complémentarité avec la médecine est criante.
Si longtemps j’ai essayé de convaincre, il se trouve que maintenant, j’ai lâché complétement la discussion face à ce qui me parait souvent une simple inertie pour rester dans son confort de pensée, avec hélas parfois une once de malhonnêteté intellectuelle [7].