Elle était là, toute ridée, toute sèche et une petite voix, si ténue et pourtant si ferme. Elle posa la cage à chat sur la table, la laissant tomber du haut de ses bras menus, mués en grue pour l’occasion. Et, elle déclara. Elle avait cet accent créole qu’il me fallait maintenant apprivoiser si je voulais m’adapter à “Karukéra”, l’autre nom de la Guadeloupe.
Elle déclara donc :
– Mon chat a le diabète.
– Mais, il est déjà suivi ? Une prise de sang a été faite ?
– non ... Répondit-elle.
Et là, j’avoue, le jeune vétérinaire à qui d’habitude on égrenait des symptômes et qui à la fin à force de déductions assénait son diagnostic venait de se faire voler son moment de gloire. Alors, jeune coq, il se rebiffa condescendant.
– Et alors mamie, comment le savez-vous ?
– Quand mon chat fait pipi sur le sol cimenté de la terrasse, les fourmis viennent boire dedans…
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Alors là, mouché le jeune blanc bec qui pensait, comme ses professeurs le lui avaient dit, que le diagnostic se faisait avec une prise de sang que seuls les "sachants" et ayant droit pouvaient réaliser et ensuite analyser avec à l’époque un appareil bien cher. Je venais de me faire faire “pan” sur le bec par une ancêtre qui ne savait pas écrire.
Et je venais d’imprimer dans mon mental deux évidences auxquelles je n’avais pas prêté assez attention :
– La clinique et l’observation devraient prendre le pas sur tout examen. Oui, la bandelette urinaire qui met glucose +++, oui la prise de sang qui annonce que le taux de glucose est >1 g, mais l’observation permet en tout temps de trier efficacement les “données”. Alors oui la prise de sang ultérieurement pour savoir si le diabète est sous contrôle, mais d’abord les fourmis …
– Écouter son patient, son client quel qu’il soit et tenir compte de ses propos qui contiennent souvent une clé que l’on n’attendait pas. Un regard transversal qui peut être fulgurant.
Deux points trop souvent négligés de nos jours en médecine où il semble que la technique supplante trop souvent la clinique et où l’on lit d’articles en revue la même litanie à propos d’une médecine souvent peu empathique, sourde, parfois inhumaine.
Mais là, ce jour-là, une mamie créole minuscule et sans âge venait de me faire tomber du piédestal de mon diplôme en m’informant que de “simples” fourmis pouvaient donner le diagnostic de diabète. Merci.
Merci, car un silence capital s’ensuivit.
Capital dans le sens de “caput” (tête en latin), avec un silence du cerveau qui s’installa alors. Kaput le caporal de la pensée, sonné, un abandon par K.O. Et capital, car je crois que depuis ce jour là, j’ai bien compris que même le plus ignare (ou supposé tel …), le plus apparemment insignifiant client ou patient détenait une part de vérité qui échapperait toujours à mon prétendu savoir, à mon bac+12.
Une graine d’humilité avait germé que j’ai essayé d’arroser tout du long de ma carrière de soignant. Oh ce fut sans doute maladroit, sûrement très imparfait, mais la graine était là et je me suis efforcé de la faire pousser, un guide à suivre sans aucun doute.
Aussi, quand des années plus tard Bertrand, qui s’occupait des vaches de monsieur le comte, Bertrand, mentalement déficient selon nos critères me disait :
– Cette vache est malade !
– Bah elle n’en a pas l’air … répondis-je.
A la fin, je le croyais, même si je ne trouvais rien avec les moyens d’un vétérinaire de campagne : température, appétit, auscultation, palpation, prise de sang “normale”. Et si, comme c’est effectivement arrivé, le lendemain, la vache était morte, alors, je savais qu’il avait su voir ce qui n’était pas visible par un homme censé être du métier. Bertrand n’a jamais pu m’expliquer ce qu’il voyait, sentait sur ses vaches avec lesquelles il faisait corps.
Je me souviens aussi de cette femme, la cinquantaine chic, qui me montra son chat sans aucun poil depuis la queue jusqu’au milieu du cou et une tête avec une pilosité parfaite. Elle parcourait le monde des spécialistes vétérinaires depuis plus d’une année maintenant en expliquant à tout vent que tous les poils étaient tombés d’un coup deux semaines après que le chat ait été retrouvé pendu par le collier à une branche d’arbre. Elle pensait que cela avait un lien de cause à effet … Mais en face, elle ne recueillait au mieux, qu’incrédulité, sarcasmes au pire. Et pourtant, manipuler les cervicales mises à mal par la strangulation a redonné une pilosité quasi normale en un mois. Et combien d’anecdotes de ce style avec des patients humains et animaux entendus pendant toutes ces années.
Mais si, avec toutes nos connaissances, nous ne savons pas tout, encore faut-il savoir l’admettre, on peut penser que :
– Humainement, le médecin a été déficient…
– Que ce que la médecine ne sait pas aujourd’hui, elle le saura un jour …
Ceci est la version rassurante. Mais après quarante années passées au chevet de malades animaux ou humains, quarante années d’exploration de la vie, de la santé, de la maladie, je pense que nous ne cherchons pas dans la bonne direction, pas les bons modèles, pas les bons concepts et que la médecine devrait descendre de sa tour d’ivoire et recommencer à zéro sa réflexion.
Je pense alors à cette phrase entendue dans le film “Avatar” à propos des terriens et de leur possible acquisition des savoirs des “hommes bleus” de Pandora : “Comment voulez-vous rajouter de l’eau à un vase déjà plein à ras bord.” Entendons, remplir un cerveau déjà saturé par des certitudes et des connaissances pas forcément utiles. Dur boulot …
L’ai-je assez fait ? Non je ne crois pas, pas encore ...