Patrick CHENE, ostéopathe.

Je vous ai parlé de Fernand, le grand père maternel, paysan à cheval sur la ligne de démarcation et qui s’était mis en tête de faire passeur …

Mais il y a mon autre grand père : Jean … Lui aussi avait une ferme qui enjambait la ligne de démarcation à quelques kilomètres de Fernand, à Taponnat. Je ne crois pas qu’il ait fait passeur, il se trouvait bien trop près du poste de passage. Et, à son corps défendant, il avait du "prêter" une de ses granges à ces messieurs qui, à ce qu’il m’est revenu, s’en servaient pour questionner de manière peu aimable les resquilleurs, fraudeurs et autres métèques.

L’air n’était pas si frais en ce matin d’automne, plutôt chaud. Il avait plu trois jours avant, une bonne raison d’aller s’égarer dans le bois pour tenter d’y trouver quelques cèpes aux imposants chapeaux bruns. Purs délices à mettre dans la poêle ce midi pour déjeuner. A cette heure matinale, l’aurore montrant juste le bout de son nez, Jean avait remarqué qu’il avait de fortes chances de ne faire aucune mauvaise rencontre dans les bois. Une aubaine dans ces temps troubles où le moindre comportement suspect autour de la ligne de démarcation pouvait vous valoir de gros ennuis à l’allure d’irréversibilité ... La cueillette était bonne, l’odeur de la mousse, celle de la terre humide, un enchantement. Il se hasarda à passer non loin de sa grange, celle qui avait été réquisitionnée mais dans laquelle était stocké du foin qu’il faudrait bien aller chercher, non sans appréhension, pour nourrir les vaches cet hiver. Un cri tout à coup. Il venait de la grange. Tout de suite suivi d’une bordée d’injures dont il reconnut la voix. C’était celle d’André un fermier voisin, un de ceux qui trafiquait un peu avec l’autre côté de la ligne. Aussitôt une volée de coups, de cris, de râles, s’en suivirent. Et oui, la grange servait maintenant à "interroger" les malheureux soupçonnés d’actes anti-autorité, anti-allemand. Une émotion énorme submergea Jean. Une peur mêlée de dégoût se noua dans le creux de ses reins, dans son estomac. Il s’accouda à un arbre pris de nausées et de vertiges, il vomit. Quand il fut remis il s’éloigna prestement pour ne plus rien entendre. Honteux de cette impuissance, malheureux de ne pouvoir venir en aide sans risquer beaucoup, bien trop, pour lui et sa famille... Les cèpes du midi bien que délicieusement préparés par Catherine avaient un goût amer et lui restèrent sur l’estomac ...

Toute cette période fût très compliquée matériellement, mais aussi émotionnellement, effrayé qu’il était d’entendre les cris des "hôtes" passés à tabac dans cette grange non loin de sa maison, dégouté de lui même de ne pas savoir que faire pour que cela cesse …. Je pense savoir qu’il était pétrifié, ulcéré par les douleurs qu’il ressentait dans son corps sans voir les actes de tortures, ou sans les subir lui même pourtant … Il n’en a guère parlé, mon père non plus qui pourtant tout minot, gardait les vaches non loin de là. Jean pourtant vaillant maçon par la suite s’est caché de la lumière progressivement, sans doute en partie pour cette raison. L’impuissance ... Il est mort d’un cancer de l’estomac … On simplifiera en disant qu’il n’a jamais digéré l’affaire n’est-ce pas ?

Chaque fois que j’entends ou lis quelque chose à propos de la guerre, des guerres actuelles, entre humains, contre le vivant, je pense à lui. Je ressens cette même impuissance, cette même empathie qui me tord les tripes. Impuissance et crainte de ces autorités qui ne jouent que pour leur pouvoir et non pour le bien commun. Pas de participation active de ma part à ce capharnaüm, je pense savoir faire ... J’y arrive, un peu, jamais totalement malgré tout. Mais quid est de la participation passive qui me pousse à refermer le journal en soupirant ? Gaza, l’Ukraine, le Soudan, les trois quart des mammifères sauvages disparus en 50 ans, la pollution qui s’infiltre dans nos cellules ... Une énumération à la Prévert qui pourrait ad nauseam remplir des pages et des pages et impossible de savoir quoi faire qui ne serait pas contre productif ...

 !!! Ha si, cultiver son jardin !!!

Intérieur et extérieur, avec douceur et émerveillement.