TES MAINS
Je regarde tes mains mon ami. Je les connais depuis plus de trente ans ces mains-là, je les ai vues plus souvent nues qu’avec un outil, posées plus souvent sur la peau vivante qu’avec un stylo, un scalpel, un stéthoscope peut-être, une seringue ; si, avec une seringue : je t’ai accompagné quelques jours lors d’une campagne de prophylaxie au travers de la Chalosse landaise.
Mais pour la première fois aujourd’hui je fixe tes mains tremblantes, je te sens vaciller de toute ta masse et de ta voix aussi, les yeux mouillés tu es debout et tu tournes en rond de l’autre côté de la table sur laquelle j’écris. Lorsque tu poses tes mains sur le dossier de ta chaise, elles me paraissent extraordinaires sous les veines saillantes, j’entends le sang pulsé par un cœur ému comme rarement je le vis et je pense que je n’ai jamais serré ces mains posées là devant moi, j’ai toujours embrassé le garçon le jeune homme le frère, qui rougit quand la parole se fait force pour me dire.
Tu me racontes l’histoire d’un aïeul, ton grand-père, une simple anecdote peut-être, un fait essentiel pour toi cependant que je ne comprends pas et que tu ne m’expliques pas. Comme lorsque nous étions enfants et que nous luttions sur le matelas de ton lit jeté sur le plancher de ta chambre, un peu pour te détacher de tes études et de ta lecture exaltée de Sciences & Vie, un peu pour me réchauffer dans cette chambre toujours ouverte afin de laisser libre accès aux hirondelles nichées dans l’embrasure des fenêtres, j’aimerais te serrer fort, te tenir dans mes bras plus longtemps peut-être et te dissuader de te battre, t’embrasser encore, laisser aller vers moi cette masse sensible que je ne soupçonnais pas. Je connaissais la grand-mère que je croisais souvent lorsque nous venions aux Lignons, sereine et discrète, elle habitait une partie de cette grande maison de maître isolée dans la forêt. Son sourire me laissait sans mot dire, je la voyais comme un témoin muet d’un temps révolu, en retenue, habillée tant de cette philosophie de peu qui m’impressionnait. J’ai vu sa photographie, prise le jour de son mariage à Blanzaguet en 1926, il avait vingt-trois ans et elle, à peine dix-huit ; ils étaient beaux, magnifiques de certitude et de volonté. Ils sont là debout se tenant par la main, le regard planté dans l’objectif de l’appareil à soufflet, ses lèvres fines à elle demi-vierge de baisers, les yeux noirs et brillants, et pour lui, les moustaches taillées de l’homme à l’allure franche, prêt pour le travail de la terre, un homme que l’on souhaiterait connaître davantage. Ce jour-là, je t’ai demandé : Pourquoi es-tu devenu vétérinaire, au commencement ? Et tu m’as raconté trop vite cette histoire du grand-père, un épisode simple sans plus connaître autre chose qu’une histoire de dette ou de reconnaissance envers le monde animal, un monde vif et naturel sans aucun doute. Vous ne vous êtes jamais connus. Il est mort d’une crise cardiaque quatre ans avant ta naissance. Mais moi je vous connais désormais tous les deux, je vous connais parfaitement maintenant. Et ce récit vous relie dans le temps.
AVRIL
Dans la chaleur du mois d’avril les bourgeons des marronniers pointaient déjà ; et tout le long du chemin qui menait au cimetière, ce ne serait bientôt qu’une chaîne de guirlandes blanches. Fernand passa le portail de la ferme et se planta au carrefour, le béret rejeté sur l’arrière du crâne afin de laisser le vent sécher l’ombre de sueur qui lui ceignait le front après ce temps à panser les chevaux, les bœufs, le reste du bétail. Les mains sur les hanches, il regarda au loin le château dont les toits brillaient au soleil de onze heures, la ville entière au pied de ses champs, la manœuvre de la locomotive près de l’usine de taille de pierres face à l’école de garçons et plus loin, en regardant vers le nord-ouest il pensa à la Vendée de ses ancêtres si peu connue mais présente en lui comme une terre de famille perdue dont il avait fallu s’arracher en désespoir de cause. Rien à regretter pourtant de la migration de son père en Charente, il ne fallait pas non plus revenir sur son installation ici dans cette ferme de Bel-Air suffisamment grande pour nourrir une famille de quatre enfants désormais, après la naissance de Madeleine, à douze jours de la mobilisation générale. Cette petite fille, comme une bénédiction, puisqu’à peine arrivé à Angoulême il était démobilisé. Mais en même temps, il subsistait au fond de lui cette déception de ne pas accéder au cercle fameux des battants nationaux, au même titre que ses frères aînés, Auguste surtout, qui s’étaient illustrés sur le front de la Somme et de Verdun. Pour un an, pour peu que la Grande Guerre durât jusqu’en 1919, si tant est surtout que ses bras fussent exemptés des tâches de la ferme paternelle, il aurait sans doute livré bataille jusqu’aux pieds des Dardanelles. La vie était faite selon le bon désir de l’invisible, insondable dans ses intentions comme dans le choix des malheurs imposés. Aujourd’hui la menace à nouveau, elle était loin du côté de l’est, des troupes parties en chantant, vigoureuses et déjà victorieuses dans l’esprit ; mais puisque la vie n’était pas si différente au final, si ce n’était le manque de main-d’œuvre… il faudrait voir à l’heure des moissons de 1940. De la maison venait un agréable fumet de coq au vin, Maria cuisinait tout en chantant ... A suivre !
« Tu vois aujourd’hui combien nous portons sur notre dos la mémoire de nos pères. Nos corps s’en souviennent de ces peurs, de leurs défaillances, nos corps se souviennent de leur mort. Sans les avoir connus, sans les avoir entendus, de tout ce qu’ils ne disaient pas, c’est du sang d’expérience qui va dans nos veines, des réflexes, des gestes, des gestes patients, des patiences infinies. »
Le « Port d’Aula » est un col des Pyrénées voué depuis toujours aux passages. L’histoire de Sylvia et de Fernand témoigne de la perpétuelle nécessité de tendre la main.