Cela faisait maintenant presque 10 ans que j’avais eu mon premier cours d’ostéopathie. Pendant 7 ans, je m’étais interrogé, entraîné. J’avais persévéré, j’avais constaté les résultats. Alors trois ans auparavant j’avais décidé qu’un jour je ferai surtout cela, voir ne ferai que cela. Plébiscité par les clients, globalement renié par mon corps d’origine, la vétérinaire, je savais mon but, mais il a fallu tout ce temps pour pouvoir matériellement sauter le pas. Et ce soir là, nous étions à l’aube de mon dernier jour d’exercice comme vétérinaire rural. Nous étions le 31 décembre 1999. J’allais passer le siècle en étant de garde et le 2 janvier 2000, rendre mon tablier. Mais, cette soirée de réveillon de premier de l’an, familiale chez la plupart des gens ne sera pas à la hauteur de sa réputation chez nous. Toute la période a été ainsi : entre les gardes, la clientèle parfois très loin, la formation à l’ostéopathie humaine, avec le recul je pense que cette boulimie professionnelle aura mangé l’espace familial. Mais l’histoire, et les priorités que l’on se donne ne se refont pas, j’espère juste que tout cela est compris et digéré maintenant par les gens que j’aime et que j’aimais.
L’après midi avait été cocasse et agitée et s’était terminée vers 21H entre urgences et travail administratif. Aussi, quand j’avais enfin franchi le seuil de la maison, les enfants en bas âge étaient déjà au lit et leur maman épuisée aussi. De réveillon, point n’était question.
Affamé, j’avais trouvé, restant dans une casserole, un produit de valeur sûre pour les enfants : des pâtes, des nouilles, des spaghettis ... Refroidis à cœur. Un petit coup de poêle et me voici seul avec moi même, affamé, devant une assiette de pâte/sauce tomate. Je pose la fourchette dans l’assiette, bien décidé à me sustenter, quand ...
Quand le téléphone sonne pour me demander de faire un vêlage au fond de l’une de nos 18 vallées du Couserans. L’urgent repointait le bout de son nez. Hors de question de ne pas avaler cette assiette de nouilles, trop faim.
Je replonge la fourchette dans ce qui ressemblait à un tas de fils entremêlés, quand : le téléphone sonne de nouveau ... Pour un autre vêlage évidemment dans une autre vallée, ce qui implique, sur une petite route de montagne, d’aller dans un fond de vallée, de revenir ensuite à saint girons pour m’enfiler dans l’autre vallée et à chaque fois trente à 60 mn de route. Soupir, crispation des mâchoires et faim canine.
Je mangerai cette assiette avant de partir ... Un coup de fourchette et avant même d’avoir pu avoir le goût des pâtes sur la langue, le téléphone sonne encore pour un troisième vêlage, cette fois dans les collines des petites Pyrénées.
Tout mon dos s’est raidi, les mâchoires crispées, à la perspective des quelques 150 km qui m’attendaient en plus des trois vêlages. Simples ces vêlages, ou bien trois césariennes ? Ceci n’est même pas la question fondamentale à ce moment là pour moi.
Manger ... manger, manger. Je mange donc les nouilles maintenant refroidies, urgence dépassée. A peine ai je posé l’assiette dans l’évier sans prendre le temps de la laver évidemment que le téléphone m’annonce un chien empoisonné à qui je donne rendez vous vers minuit/1 heure devant le cabinet ...
Et me voici parti, à fond comme d’habitude, en tirant au sort l’ordre d’intervention. Le hasard fit bien les choses, j’avais choisi les deux vêlages simples en premier ... Et terminé par la césarienne qui prenait le plus de temps, entre une heure et une heure 30 (voiture/voiture), entre préparation, opération, sutures, soins au veau et à la vache, papotage sur la suite à donner.
Je suis arrivé au pas de charge au cabinet vétérinaire à minuit trente, pile dans les temps annoncés, pour atteindre 30 mn un lapin, pardon un chien empoisonné qui n’est jamais venu et ne s’est jamais excusé.
Encore une demi heure de trajet, de douche décapante, avant une mise au lit et un endormissement difficile après un tel speed.
Tout le jour de l’an fût de cet acabit et heureusement la nuit suivante plus calme.
Aussi, je pensais le lundi matin en rendant les clés de ma vie de vétérinaire rural, que même si j’adorai ce métier et son rapport avec les gens et les animaux, j’étais heureux de l’arrêter pour la façon dont on était obligé de l’exercer.
Toujours dans le speed, toujours à devoir gérer des urgences et souvent plusieurs à la fois. Dans le stress des propriétaires qui ne sont pas prêts et c’est normal à voir déferler sur eux un gros paquet d’émotions. Celles là même que l’on prend en retour sur le râble.
Il n’est pas étonnant que cette profession voit poindre des burn-out en pagaille, des suicides en quantité. Nos études en aucun cas ne nous préparent à assumer, gérer la mort, à savoir se protéger et prendre du recul par rapport à un métier que l’on exerce avec passion. On ne sait pas dire non le plus souvent, on vit très mal les reproches. Pas assez vite, pas assez de moyens, trop cher, etc. Alors qu’avec beaucoup moins d’argent, moins de personnel, on tire le meilleur de notre peu et on fait souvent plus rapidement que dans un service d’urgence en hôpital qui ont souvent des délais d’attente de plusieurs heures, six, dix ...
Ce plat de spaghettis froids, restera pour moi l’emblème, de cette impuissance à gérer toute cette pression, une rage comme celle que devait éprouver Midas qui ne pouvait toucher ce qu’il allait manger sans que cela ne se transforme en or ... Ici ce plat de nouille s’est transformé en sang, en bouse, en sueur, en adrénaline ... J’ai mis des années à pouvoir poser toutes ces émotions pour qu’elles ne me heurtent plus. L’ostéopathie m’y a grandement aidé et je crois qu’enfin, 25 ans plus tard je saurai faire face à toutes ces vagues d’émotions, même en clientèle normale ... Mais cela reste à mettre à l’épreuve.
Mais et surtout, ce 2 janvier, me voici donc, prêt à sauter le pas, prêt à enjamber le siècle : moins d’urgence, plus de coolitude, plus de globalité que de sapeur pompier ... Mais un sacré saut dans l’inconnu ... Direction le continent si peu cartographié de l’ostéopathie sur tous les animaux.