J’ai tué un Lion...

Bin oui, je l’ai tué ... Oh, je ne suis pas allé en Tanzanie, je n’ai pas payé 15 000 dollars pour le trophée, je n’ai pas posé pour la photo avec le pied campé sur la bête. Splendide animal que l’on aurait poussé devant mon fusil de "chasseur" idiot heureux.
C’était il y a longtemps, jeune vétérinaire ... Pendant mon année guadeloupéenne.
Les cirques parfois, l’hiver, font la tournée des îles. Celui là s’était arrêté quelques semaines à Point à Pitre et m’a donné deux cas particuliers à tenter de résoudre.
Le premier était un éléphant avec un œdème des testicules. Ne cherchez pas la signification des gros mots pour ceux qui n’ont pas de culture médicale : ils étaient gros, remplis d’eau et signe particulier quand on appuie dessus avec le doigt, la trace du doigt reste imprimée [1]. Sauf que pour réaliser ce test, il a fallu le faire à bout de bras et ne pas penser à la réaction possible de notre mastodonte. Partagé entre le danger possible, le cocasse de la situation, les blagues que l’on entend sur le gardien d’éléphant mort enseveli sous le crottin, bref ... Et comme souvent aller juste par delà ses propres connaissances ... Au delà du diagnostic (nommer le problème) et de l’étiologie (trouver sa cause) je me souviens très bien être resté assez dubitatif sur la quantité de sachets anti-œdémateux qu’il avait fallu lui fournir et qui peu ou prou dépassait la quantité disponible sur l’île à ce moment là.
Le deuxième cas était celui d’une jeune lionceau femelle de trois mois qui ne marchait pas, qui faisait des mouvements désordonnés de la tête et des pattes et restait des minutes entières la tête retournée vers le dos en semblant ausculter le ciel. Il m’a fallu comme souvent aller à la pêche aux renseignements pour ce cas sommes toutes très original et unique, en tous cas vu à l’aune de ma petite expérience. Ce sont les vétérinaires du Zoo de Vincennes qui me donnèrent la solution.

Notre ami bébé lionne présentait ce qu’ils avaient appelé la maladie des étoiles. L’origine étant un virus typique des chats qui a contaminé la mère de notre lionceau pendant la gestation. Il en résulte une aplasie du cervelet pour l’embryon. Ce bout de cerveau est en particulier responsable de la coordination motrice. Et nous avions là sur ce lionceau le résultat de son dysfonctionnement. La sentence était rédhibitoire d’après mes collègues. L’euthanasie se profilait, elle ne marcherait jamais.
Comme je suis incapable de prendre pour argent comptant de telles sentences, j’ai voulu essayer quand même. Alors je lui ai donné les traitements dont je pensais qu’ils pourraient être utile. Et puis, comme elle ne pouvait manger toute seule car ses mouvements étaient complètement incertains et mal calculés alors je la maternais, lui coupais des petits bouts de viande et les lui mettais dans la gueule. J’ai bien été mordillé un peu, j’ai bien reçu quelques coups de griffe avec ses grosses pattasses si émouvantes quand elle s’énervait parce que cela ne venait pas assez vite, mais rien de grave et surtout rien qui ne mette pas en route chez moi une grande affection pour ce petit bout si mal parti dans la vie.
Pendant trois semaines j’ai essayé. Sachant qu’elle ne risquait pas de s’échapper, je la mettais dans une cage à chien et la ramenais même chez moi le soir pour la nourrir mieux . Cela finissait par de grands câlins sur le lit, c’était pour moi de grands moments d’émotion et de complicité.
Et puis, vint le jour où il a bien fallu que je me rende à l’évidence. Elle ne marcherait jamais et en grandissant, cela deviendrait une catastrophe.
Aussi en accord avec le propriétaire, l’instant fatidique arriva pour lequel il fallu lui injecter le produit rose [2] dans la veine afin de l’euthanasier.
Que dire ? L’hésitation jusqu’au dernier moment ? La culpabilité de n’être arrivé à rien peut être par manque de savoir ? La conscience de mettre fin à la vie du roi des animaux ? La peine du propriétaire, voire son désespoir que l’on prend comme un reproche ? Les larmes qui ont coulé ensuite une partie de la soirée en repensant à ce bébé si émouvant aux câlins désordonnés, patauds et un peu rudes. De la sensiblerie me direz vous de la part d’un jeune homme qui avait trop regardé Clarence la lionne qui louchait de Daktari [3].
Ce n’était pas ma première euthanasie, ce n’a pas été la dernière, loin s’en faut. Ce moment fait partie intégrante de la vie d’un vétérinaire, mais c’est une pilule qui a du mal à passer tout le long d’une carrière même si à la fin on gère mieux et si on s’endurcit. C’est un poids que l’on porte toute sa vie. Inutile de dire "même pas mal" en faisant le fier. Si. Cela fait mal et certains d’entre nous ne se remettent pas de ce poids, qui pèse de plus en plus fort au fil du temps, de toutes ces émotions qui nous parcourent et pour lesquelles on n’est si peu préparé. De cette culpabilité quand on a l’impression que l’on aurait pu mieux faire, quand on voit le désarroi que l’on a pu causer en ne réussissant pas. La solitude de ne pouvoir partager ce fardeau même avec ses proches. Beaucoup finissent par y arriver, plus souvent grâce à une carapace, que grâce à une vraie résilience. Certains abandonnent le métier ou le font autrement. Je fais partie de ceux là, l’ostéopathie m’a permis de travailler en amont d’une telle nécessité et de me préserver. Pourtant dernièrement, j’ai du euthanasier mon dromadaire [4] et ce fut aussi dur et humide que dans tous mes souvenirs. Pour d’autres collègues, c’est une euthanasie lente et silencieuse. Une épidémie qui ne dit pas son nom [5].
A notre BB lion, il ne lui avait pas été donné de nom, jugé inutile sans doute pour une vie que l’on prévoyait si courte ... Je l’avais appelé Stella.