Bousculer son environnement pour suivre un cours d’ostéopathie est une bonne chose. Ne pas s’enfuir au premier cours est un bon début. Aller jusqu’au bout du cursus c’est cool.
Mais ...
Après, il faut pratiquer...
Et là, cela peut être une autre paire de manches, car il faut s’affranchir de l’autorité. Autorité de pouvoir, autorité de savoir. Toutes mes études, on m’avait dit que les ostéopathes et autres rebouteux c’était de la M... Combien de "cela n’est pas prouvé" ai je entendu au long de ma carrière, de "il n’y a rien d’écrit sur l’ostéopathie", combien de "au mieux, c’est de l’effet placébo". Et je ne parle même pas du point godwin [1] de la médecine qui compare toute médecine différente à un suppôt de secte. Et pourtant, après ce bref premier cursus, les quelques essais réalisés me montraient qu’il y avait bien du grain à moudre avec cette médecine à mains nues.
J’avais bien, à l’aide de mes simples mains, permis à quelques boiteries de s’arrêter, par hasard..., permis à quelques vaches de ruminer, par hasard..., remis certains cycles reproductifs en route, par hasard .... Mais ... Il y avait tempête dans ma tête tant le fossé entre mes savoirs scolaires et ce que je vivais dans mes mains se creusait.
J’avais même fait quelques essais sur des zumains. Je me rappellerai toujours ce collègue critique et dubitatif qui avait tellement mal à l’épaule depuis 6 mois qu’il avait fini par accepter que je pose sur lui mes diagnostics ostéopathiques et réalise mes techniques fraichement apprises. Quand je l’ai revu quelques jours après la "consultation" il ne m’a pas calculé et rien dit du résultat. Il fallut un effort surhumain de ma part pour oser demander :
– Et ton épaule, comment va t’elle ?
– C’est vrai, je n’ai plus mal, cela a du s’arrêter tout seul.
Silence dans ma tête, crispation dans mon corps : oubli pur et simple ? Mépris ... Je n’ai jamais su car j’ai interrompu là une discussion de sourds. Il en va ainsi de la médecine comme du reste. Quand une expérience ne cadre pas avec nos savoirs, on la zappe.
Et c’est ce qu’il m’a fallu combattre avec force dans ma propre tête. Comment rapprocher deux cadres conceptuels si différents ? Je voyais bien au fur et à mesure des expériences et des consultations que chacun avait son efficacité propre, mais chacun un domaine d’efficacité particulier et chacun son domaine d’inefficacité. Les deux domaines se complétaient à n’en pas douter.
Mais à chaque discussion avec des collègues, à chaque lecture je voyais bien que continuer d’avancer dans le sens de l’ostéopathie m’éloignait d’une certaine bienpensance de la médecine. Et je n’arrivais pas à passer outre.
Le conflit était tel que je posais les mains sur les chevaux tout seul dans un boxe, sans le propriétaire ... Que j’attendais que le paysan soit parti chercher un outil pour poser ostéopathiquement sa main sur sa vache ... Que je soignais ostéopathiquement les chiens et les chats dans le chenil à l’arrière du cabinet sans les propriétaires. Armel, une assistante du cabinet qui m’employait, croyait en moi et me poussait à faire de plus en plus. Elle me tenait les animaux sur la table et m’encourageait.
Cela aurait pu durer longtemps ainsi, coupé en deux, hésitant, transi, le cul coincé entre deux médecines. Ou pire de lassitude du conflit interne j’aurai pu abandonner ce qui aujourd’hui me parait tellement naturel et évident : sauf pathologie d’urgence ou gravissime, la biophysique supplante la biochimie dans l’équilibre de santé des corps.
Mais Aristote est arrivé. Petit clin d’œil de l’univers qui envoie au petit Poucet un caillou blanc pour jalonner sa piste.
Aristote [2] était un philosophe grec touche à tout considéré comme le père de la rationalité et des sciences quand vous entendrez dire souvent que l’ostéopathie n’est pas scientifique, pas rationnelle.
Aristote donc est un chien mâle adulte, un labrador couleur crème. Un doudou à câlins un peu brutasse. Cela fait plusieurs mois qu’il court de vétérinaire en vétérinaire avec ses propriétaires. A chaque pas qu’il fait, une goutte de sang, presque pur, tombe de son pénis sur le sol. On le suit littéralement à la trace. Je suis le treizième vétérinaire à le voir.
Mon Dieu, à l’écoute des commémoratifs, je vois bien que je n’ai pas grand chose à apporter de plus que ce qu’on fait les autres, examens cliniques et complémentaires, tout semble avoir déjà été fait et tout semble parfait. On ne trouve rien ... Traitements lourds et inutiles s’en sont suivis, se sont succédé avec efficacité triple zéro.
Combien de fois entendrais je cela de mes patients humains et animaux ? On ne trouve rien ... Aveu d’impuissance médicale qui souvent se transforme en : c’est dans votre tête.
Mais dans le cas d’espèce, la goutte de sang d’Aristote était bien réelle. J’ai alors à tort ou à raison décidé de faire la seule chose qui n’avait pas été faite, une laparotomie exploratrice. Partir à l’aventure en chirurgie était quelque chose qui se faisait assez aisément quand on pensait que d’aller voir de plus près pouvait nous donner la solution [3]. Mais à l’ouverture, rien à voir sur les reins, sur les uretères, sur l’urêtre. La vessie ? Peut être une paroi un peu dure, ouvrons voir ...rien... même pas une zone enflammée. Recoudre, laisser se réveiller Aristote, le rendre à ses propriétaires en avouant piteusement n’avoir rien trouvé et en donnant évidemment un traitement post opératoire qui je le sais sera inutile sur la cause du problème. Treizième véto, treizième échec ...
Dix jours plus tard, je revois Aristote pour lui retirer les points et vérifier la cicatrisation. Ras. RAS.RAAAAhS. Mais évidemment Aristote pose toujours sa goutte de sang en marchant. Et je dois m’avouer mon impuissance d’homme de l’art, d’homme de science.
Mais, de colère envers moi même, je me dis à ce moment là : c’est le moment de mettre en pratique ce que tu as appris en ostéopathie et de voir si çà marche vraiment. Complètement pas évident a priori que l’indication soit bien posée sur le cas d’Aristote. Mais, tant pis rien à perdre. Je propose alors aux gardiens d’Aristote d’essayer un truc que je suis en train d’apprendre.... La gentillesse et la patience personnalisée me répond que bien sûr je puis essayer.
Et me voilà posant mes mains, devant ses propriétaires, sur Aristote à la recherche du Graal ostéopathique : la dysfonction. Le machin qui fonctionne pas et qui fait que ça cahote, ça capote, ça cocotte dans un corps.
Je ne trouve qu’une chose : une énorme tension en rotation sur la première vertèbre caudale derrière le sacrum. Et me voici tournant la queue rapidement pour "la remettre en place". Point final. Déception intellectuelle, déception de mes sensations.
– Combien vous dois je ? Me susurre une petite voix à côté du chien ...
– (Honte bue, pas bue, avalée de travers) ... Rien du tout. Merci. Au revoir.
Sous entendu, je ne veux plus vous voir ...
Pourtant, le lendemain, consultations libres de 17H30 à 19H00. La salle d’attente est comble, je prend mes patients chiens et chats un par un. Quand tout à coup arrivé tard, donc il sera le dernier à passer, j’aperçois Aristote. Mais que fait-il là ? Mon impuissance m’arrive en pleine face. Je n’ose même pas demander aux gardiens, ce petit couple si charmant, pourquoi ils sont revenus. Et je passe les animaux un par un. Un vaccin, une diarrhée, une boiterie (pas d’ostéopathie bien sûr ...), etc...
Et effectivement, c’est enfin au tour du dernier des derniers, Aristote ...
– Bonjour (contrit) !
– Bonjour (souriant) !
– Alors ........... ?
– Aristote ne saigne plus ...
– .... (yeux écarquillés)
– Hier, à peine nous avions fait trente mètres en sortant du cabinet que le saignement s’est arrêté et n’a pas repris depuis hier. Et nous tenions vraiment à vous le dire de vive voix et à vous remercier ...
Visualisez bien le mec en blouse, les bras tombés par terre, l’air ahuri ... Bordel, c’est quoi ce truc ? On tourne une queue et un saignement qui dure depuis plusieurs mois, un vrai métronome scandant la marche d’Aristote, s’arrête en même pas cinq minutes ?
Après ces remerciements chaleureux, j’ai fermé la porte sur eux. J’ai tout éteint dans le cabinet vétérinaire. Je n’étais pas de garde, je suis monté dans l’appartement qui m’était octroyé au dessus du cabinet, et où je vivais seul. J’en ai ouvert la porte. Je me suis dirigé vers la cuisine, j’ai ouvert le frigo, attrapé la bouteille de champagne qui était dedans, je me suis assis par terre. Et en ouvrant la bouteille, que j’ai bue (en partie seulement) à même le goulot, mon cerveau tournait déjà à dix mille tours minute, rugissement maximum.
Toute une soirée à chercher ce qui s’était passé pour Aristote, repasser mes cours et enfin comprendre dans ma chair que ces choses énoncées et qui ne collaient pas avec le paradigme médical étaient pour partie vraies sans aucun doute.
Ce soir là j’ai décidé que je creuserai le sillon de l’ostéopathie jusqu’à comprendre ce hiatus, jusqu’à pousser les possibilités offertes dans leur retranchement. Il me faudra faire et comprendre. Des nuits et des nuits de lecture de livres de gens qui avaient pris les chemins médicaux de traverses s’en sont suivies ...
J’ai donc trinqué avec l’ostéopathie, en célébrant Aristote, père de la science et de la rationalité. Me refaisant penser aux livres de Van Vogt sur le monde des Non-A [4], la pensée Aristotélicienne (médicale classique), contre la pensée non Aristotélicienne (les autres médecines) ...
Cela m’aura occupé la tête les trente années suivantes, mais ce jour là je suis monté sur le tapis roulant de l’ostéopathie et n’ai plus jamais envisagé en aucune manière d’en descendre, malgré les vents contraires, tant les paysages que j’y vois sont gratifiants pour le praticien que je suis et pour la majeure partie [5] de mes patients humains ou animaux.
A vôtre santé !! Envoyé à la cantonade même pour ceux qui n’oseront jamais s’assoir à la table d’une médecine manuelle. Peu importe, il faut de tout pour faire un monde et la médecine se doit d’être plurielle.