1998. L’ostéopathie maintenant intégrée dans ma pratique, je naviguais de la médecine classique à l’ostéopathie comme un esturgeon de la mer à l’eau douce. A chaque consultation, je faisais un diagnostic tel que l’université me l’avait appris et un autre avec mes mains et l’ostéopathie. Alors s’engageait une réflexion pour savoir à chaque fois ce qui serait le plus rapide, le plus efficace, le moins cher. Souvent l’ostéopathie gagnait. Régulièrement je mélangeais les deux traitements. Et la conclusion pour moi était simple, il y avait un tel hétérosis que :
– Quand la médecine classique paniquait, faute de moyen, faute de concept, une séance d’ostéopathie éclaircissait le tableau en quelques heures et permettait de mettre le doigt sur l’étiologie tant attendue.
– Quand le traitement pourtant bien posé ne donnait pas son plein effet, faire de l’ostéopathie l’aidait, permettait même souvent de diminuer les doses ou la durée de traitement de facilement 1/3.
– Et bien sûr, l’ostéopathie n’avait rien d’une médecine de confort, de bien-être, une médecine à part entière qui ne trouvait ses limites que dans l’urgence ou des lésions organiques très importantes.
Bref, une sacrée équipe à mes yeux que ces deux médecines mélangées. Et pour moi, une tambouille facile à faire, car il y avait le vétérinaire et l’ostéopathe sous la même casquette. Ce qui ne peut pas toujours être le cas, une équipe pluridisciplinaire serait alors bienvenue ... Sauf que, pour avancer dans le même sens il faut le vouloir, pour faire hétérosis, il faut se comprendre. Et bien trop souvent ce n’est pas le cas. Je ne crois pas qu’au cours de ces trente dernières années beaucoup de vétérinaires non ostéopathes aient fini par comprendre pleinement l’intérêt de ce que la médecine ostéopathique peut apporter.
J’aurai bien, si ce n’est la pénibilité du métier de vétérinaire de campagne, continué comme cela longtemps, mais le sort en a décidé autrement. En effet même si à l’époque, nous étions des fondus du boulot, il faut bien s’arrêter quelques fois, quelques jours, quelques heures ... Et alors il n’est pas rare de reprendre des cas derrière des collègues et qu’ils en reprennent derrière moi. Ce qui ne se passe pas toujours bien tant la divergence des méthodologies peut parfois être criante. Cela pourrait avec de la bonne volonté se passer bien, angles arrondis et tout et tout, mais ... Ce n’est pas facile. Et puis il y a eu ce jour là, pardon cette nuit là ...
Deux heures du mat, le téléphone sonne. Direction les granges de Cominac. Magnifique endroit agréable à visiter, un doux plateau de soleil au dessus de la vallée avec de nombreuses petites granges comme on les faisait autrefois. ... Touristique à souhait, mais pas en février en pleine nuit. C’est pour un vêlage, ils ont essayé de tirer le veau (assez fort) mais sans y arriver, il pensent que je vais devoir faire une césarienne. Ils, c’est la famille H, père, femme, fils qui m’accueillent dans l’embrasure de la grange après les 200 mètres de marche à pied pour finir d’arriver, chemin de neige aidant, avec le matériel de vêlage et de chirurgie en main, en bandoulière, en épaule.
Bonjour, tout le monde, bonjour la vache, et, sans tarder, j’officie. Je mets la main, comme un bon véto rural avec des gants sans trop de gant. Je tire un peu et constate qu’effectivement, le veau est trop gros. Zut, c’est raté pour revenir rapidement au lit. Un coup d’œil alentour et évidemment dans la grange, pas d’eau propre pour laver la vache, pas de savon, pas de serviettes ... Bref, comme souvent, ils savent le rituel, ils attendent que l’homme de l’art arrive, mais rien n’est prêt. Et dans ce cas, il leur faudra bien 10 minutes, aller-retour, pour marcher jusqu’à la maison et ramener le tout. Ils partent tous. J ’ai les bras ballants, mais je ne tarde pas, me sachant seul, à faire ce que je fais maintenant souvent. Il se peut que le veau ne soit pas trop gros, mais tout simplement que la vache n’ait pas pu se dilater complètement. Et çà, c’est le travail de l’ostéopathe. En à peine 10 secondes, je détermine qu’un iliaque est "coincé". Une simple tape dessus et le bassin s’ouvre tellement et tellement vite qu’après une seule contraction, le veau sort comme une balle et que j’arrive à peine à retenir ses quarante kilos pour qu’il ne se fracasse pas sur le sol cimenté de la grange. Il va bien, je le bouchonne, le relève et il se met à téter derechef.
– Ha bin merde ... J’entends derrière moi. On avait tiré comme des brutes, comment vous avez fait ? C’est pas possible !
– Bah un petit coup d’ostéopathie, de rebouteux, ( un mot plus connu ...) ; j’ai détendu le bassin de la vache et j’ai pu sortir le veau ... (réalité édulcorée...)
– Bin ça alors. Et ils posent négligemment seaux d’eau, savon et serviettes à l’entrée de la grange et viennent s’assurer que c’est vrai de vrai. Ils touchent le veau, la vache. Visiblement, je viens de provoquer un tremblement de terre dans leurs têtes et ils n’en croient pas leurs yeux.
Çà aurait pu s’arrêter là ... Mais J’entends une petit voix, pas loin, bien cachée, un personnage, le grand-père qui n’avait encore rien dit, assis au fond de la grange sur une botte de paille, occupé à jauger le jeune véto depuis le début.
– C’est pas vrai, il n’a pas "rien" fait, je l’ai vu moi le véto, ... Il a fait le Brouch.
Le Brouch, c’est le sorcier en ariégeois, même souche que l’espagnol "Brujo".
– Bin non ! (évidemment, pour un gars qu’à fait des études scientifiques çà la fout mal ... un peu jeune encore ce véto là pour accepter ce mot), j’ai fait un peu d’ostéopathie et la vache s’est dilatée, c’est tout.
– Non non, il a fait le Brouch, je l’ai bien vu, bisse t’il !
– Bon, agacé, Brouch ou pas, tout le monde va bien,, vache et veau, pas de césarienne, çà vous fait moins cher à payer et on va au lit plus vite (cool !!!) ... Il n’y a donc aucun problème.
– Oh si, il y a un problème et un gros !
– Bah lequel ??? énervé le véto.
– Vous voyez la vache à côté, elle va vêler demain soir.
– Et alors ?
– Et alors demain vous n’êtes pas de garde, et votre collègue, il ne sait pas faire le Brouch et lui, il fera une césarienne...
Hou là, déjà rassuré que le problème n’ait pas été juste de faire le sorcier, qui on le sait est un gibier de potence ou de bûcher selon, je coupe court en disant que le boulot était fini, que demain serait demain et que finalement l’autre vache vêlerait peut être toute seule.
Et me voilà rentrant pour me jeter épuisé dans le lit.
Le lendemain, j’avais oublié l’affaire, la journée se passa, mais le surlendemain ...
Bin oui le papi était aussi un sorcier qui avait perçu la circulation d’énergie quand j’ai touché la vache, qui avait perçu que le lendemain effectivement une césarienne aurait lieu ...
Et donc, mon collègue de garde, appelé aussi en pleine nuit, s’est effectivement mis à sa césarienne sous les invectives d’un papi qui lui expliquait lourdement qu’il devrait aussi savoir faire le Brouch comme moi et qu’ils allaient payer plus cher simplement parce que je n’étais pas de garde ... C’est long une césarienne dans ces conditions ...
Il en est revenu furibard, furibond, furie ce que vous voulez et quand je me suis présenté le matin au cabinet pour la journée de boulot, j’ai été rhabillé pour l’hiver. Il ne m’a pas lâché de la matinée, limite m’interdisant de refaire de l’ostéopathie lors des vêlages ..
J’en faisait sur tous, çà marchait si bien ...
Je comprenais bien son point de vue et le malaise qu’il pouvait ressentir, mais en fait il aurait eu le choix :
– se dire qu’il fallait absolument qu’il apprenne à faire comme moi ...
– ou bien, ce qu’il a fait, me dire d’arrêter mes conneries qui les mettait en porte à faux.
Je ne lui en veux pas, il a eu la même réaction que la profession entière des vétérinaires ( corps médical même combat) qui se débat encore maintenant dans ce déni de l’efficacité de l’ostéopathie et de la possibilité de lier les deux médecines pour le meilleur des patients.
On en est toujours là et c’est même de pire en pire.
Mais sur le moment, j’ai su que je n’avais qu’une chose à faire, arrêter à mon corps défendant d’avoir les deux casquettes. C’était génial en soi, efficace au plus au point, mais impossible à tenir dans une équipe qui ne voulait pas suivre le train.
J’ai donc décidé ce jour là que je ne ferai un jour que de l’ostéopathie ... Il a fallu presque deux ans encore pour le mettre en place ... Mais c’est maintenant fait depuis longtemps.